Les gémissements du vent dans les tuyaux des grandes orgues de corail composaient une symphonie obsédante, envoûtante. Ces notes graves et prolongées, si elles agaçaient prodigieusement le visiteur occasionnel, retentissaient comme la plus douce des musiques pour les habitants de Koralion, la capitale de l'unique continent de la planète Ephren.

En équilibre sur les parois rugueuses, Oniki jeta un dernier coup d'œil sur l'étroit tuyau qu'elle venait de nettoyer. Les bretelles de son sac de toile, bourré de lichens célestes, lui meurtrissaient les épaules. Son travail étant fini, elle s'abandonna un long moment aux caresses suaves du vent de hautain. Comme la plupart de ses sœurs du Thutâ, elle se déshabillait entièrement avant de grimper dans les grandes orgues de corail. Il lui arrivait souvent de s'écorcher aux aspérités des tuyaux, mais pour rien au monde elle ne se serait résolue à enfiler la traditionnelle combinaison des nettoyeuses du ciel, un vêtement épais, lourd, dans lequel elle avait l'impression d'étouffer. Elle se plaisait à penser que le sang et la sueur étaient le prix à payer pour ces quelques heures quotidiennes d'ivresse.

Elle entama sa descente. Xati Mu, l'étoile bleue, diffusait une lumière féerique dans le tuyau mineur, l'un des seize dont Oniki avait la charge. Posées sur des pylônes naturels d'une hauteur de huit cents mètres, vestiges des temps lointains où la planète était entièrement recouverte d'eau, les grandes orgues de corail formaient un bouclier protecteur de plus de deux cents mètres d'épaisseur tout autour d'Ephren. Les polypes roses, premiers occupants de la planète, s'étaient fossilisés lorsque l'enveloppe océanique s'était asséchée. Du sol, on avait l'impression de se trouver sous une forêt inextricable, suspendue et figée. Fort heureusement, il y avait les tuyaux, ces conduits naturels par lesquels arrivaient les lumières de Xati Mu, la géante bleue, et de Tau Xir, la naine rouge, des astres dont la chaleur intense, filtrée par les grandes orgues, avait permis le développement de la vie végétale et animale.

Oniki sentit une présence quelques mètres sous elle. Une présence silencieuse, sournoise, hideuse, qu'elle ne connaissait que trop bien. Elle resserra ses prises sur les aspérités des parois, suspendit sa respiration et s'immobilisa, jambes et bras écartés. Malgré les sifflements du vent, elle perçut très nettement le chuintement caractéristique des écailles glissant sur les coraux. Elle refoula énergiquement son envie de pencher la tête et de regarder en contrebas. Elle n'avait nul besoin de l'apercevoir pour deviner qu'un grand serpent de corail se dirigeait vers elle. Un spasme lui contracta les muscles du ventre. Les rencontres avec les monstres des grandes orgues étaient les seuls moments où elle regrettait de ne pas avoir revêtu sa combinaison. Elle se sentait soudain terriblement vulnérable et une sensation glaçante l'étreignait d'être une victime offerte en pâture au reptile géant. Une frayeur irraisonnée : ce n'était pas une étoffe, si rêche et épaisse fût-elle, qui aurait pu dissuader un serpent de corail de se jeter sur sa proie et de l'engloutir en quelques coups de gueule.

Un début de tremblement saisit les membres d Oniki, suspendue par les mains et les pieds aux saillies de la paroi, alourdie par le sac de déchets. Des crampes lui tétanisaient les muscles, brûlés par l'afflux massif d'acide lactique. D'épaisses gouttes de sueur lui dégringolèrent dans les yeux. Elle entendait toujours le frôlement insidieux des écailles sur le corail. Le temps commença à lui paraître très long. Elle maudit la règle 7 du Thutâ qui interdisait le port d'armes aux nettoyeuses du ciel. Les matrions craignaient que l'usage des ondemorts, des lancegaz ou autres brûlentrailles n'endommage irrémédiablement le fragile écosystème des grandes orgues. Le rôle du Thutâ consistait à veiller sur la propreté des tuyaux, non à détruire le bouclier corallien, indispensable filtre des rayons ultraviolets de Xati Mu.

Oniki crut que le serpent allait s'enrouler dans le tuyau et lui couper définitivement le chemin du retour. Ce n'était pourtant pas l'habitude des grands reptiles qui, en général, évitaient de rester trop longtemps dans les passages découverts et se réfugiaient dans le cœur sombre du corail, où ils étaient les seuls à pouvoir se faufiler. Des échardes cuisantes crucifiaient les cuisses tétanisées de la jeune femme. Comme toutes ses compagnes du Thutâ, elle s'était entraînée à rester immobile pendant des heures, à se maintenir en l'air par la seule force de ses doigts avec un poids de cent kilos sur les épaules, mais aujourd'hui elle se sentait épuisée, privée d'énergie. Bien qu'elle refusât de se l'avouer, elle savait que cette fatigue anormale ne résultait pas des efforts qu'elle venait de déployer dans les tuyaux, mais des trois nuits de veille consécutives qu'elle avait passées dans sa minuscule cellule du cloître du Thutâ. Sa folie risquait de lui coûter bien davantage que le déshonneur et le bannissement perpétuel sur Pzalion, l'île sombre et froide où ne retentissait jamais la symphonie venteuse des grandes orgues.

Elle revit le visage de l'homme qu'elle avait recueilli dans le jardin du cloître et caché dans l'intimité de sa cellule. Elle avait violé la règle 2 du Thutâ, une règle qui interdisait formellement aux nettoyeuses du ciel de nouer des contacts avec des hommes. Censées se consacrer entièrement à la tâche qui leur était dévolue, les thutâles vivaient en recluses et prononçaient, à l'issue de leur formation, des vœux solennels de chasteté devant le cénacle des matrions. Oniki n'avait pas eu de relation sexuelle avec ce visiteur tombé du ciel même si elle s'était résolue à céder au désir violent, tenace, qui la tourmentait, elle n'aurait pas su de quelle façon s'y prendre , mais sa présence la troublait à un point tel qu'elle ne parvenait plus à trouver le sommeil. En trois jours, il n'avait pas changé une seule fois de position : il restait assis sur le lit, adossé à la cloison, les jambes croisées, les yeux mi-clos, absent, énigmatique, impénétrable. Il ne touchait pas aux aliments qu'elle ramenait discrètement du réfectoire et déposait à ses pieds. Elle avait d'abord cru qu'il était blessé, comme l'un de ces oiseaux-fleurs dont les ailes translucides se déchiraient parfois aux épines des rosaliers, mais elle n'avait décelé aucune tache de sang sur ses vêtements, aucune ecchymose, aucune bosse révélatrice d'une fracture. Une tristesse infinie imprégnait ses traits hâves. C'était un homme jeune, à peine sorti de l'adolescence, un étranger au physique de prince en comparaison duquel les Ephréniens étaient lourdauds, grossiers, et pourtant il semblait âgé de plus de dix mille ans. Il ne répondait jamais aux questions qu'elle lui posait, comme s'il n'entendait pas sa voix, comme s'il n'avait même pas pris conscience de son existence. Elle dépliait deux couvertures sur le carrelage de la cellule, une couche de fortune sur laquelle elle s'allongeait pour tenter de se reposer. Effrayée par sa propre audace, elle ne trouvait pas le sommeil. Ses paupières s'entrouvraient, ses yeux revenaient sans cesse se poser sur son mystérieux hôte et ses pensées s'entrechoquaient, dansaient une sarabande effrénée sous son crâne. Quels vents célestes et capricieux l'avaient déposé dans le jardin du cloître ? Qu'avait-il vu qui l'ait rendu si triste, qui l'ait ainsi coupé du monde ? Avait-il définitivement sombré dans le gouffre de la folie ? Elle avait envisagé plusieurs hypothèses mais, outre qu'elles manquaient par trop de cohérence, son intuition lui soufflait qu'elles restaient bien en deçà de la vérité. Elle pressentait qu'il avait été broyé par un destin dont elle était loin d'appréhender l'importance. Elle s'évertuait donc à respecter cet état méditatif végétatif aurait peut-être été un terme plus approprié dont il ne semblait jamais devoir sortir. Lorsque retentissait la sirène de son quart de nettoyage, elle attendait que ses sœurs se soient rassemblées dans la cour des arcades pour s'aventurer à son tour dans le couloir. Par chance, les thutâles des tuyaux mineurs se chargeaient elles-mêmes de l'entretien de leur cellule. Elle n'omettait cependant pas de fermer la lourde porte de bois à double tour.

Les doigts d'Oniki glissaient inexorablement sur les excroissances de corail. Les tremblements de ses bras et de ses jambes s'étaient accentués au point qu'elle heurtait durement les parois des genoux et des coudes. De ses cheveux noirs, relevés en chignon et maintenus par une pince de corail, s'écoulaient des rigoles tièdes qui rampaient sur ses épaules et s'insinuaient entre ses seins ou dans le creux de sa colonne vertébrale. Le sac de déchets pesait maintenant des tonnes. Elle s'attendait à tout moment à ce que la gueule du reptile géant se referme sur elle. Il lui aurait fallu se calmer, prendre de longues inspirations, oxygéner ses muscles endoloris, modifier les points d'appui de ses doigts, mais, gangrenée par sa peur, elle perdait tout contrôle sur son corps. Le Thutâ avait déjà payé un lourd tribut aux serpents de corail. Le nom d'Oniki Kay, deuxième fille de dame Jophi Kay et de sire Arten Wahrt, viendrait s'ajouter à la longue liste des disparues. Cependant, ce n'était pas la sinistre perspective de finir sa vie dans le ventre d'un reptile qui l'affligeait le plus, mais la pensée qu'elle ne reverrait plus le prince ténébreux prostré dans sa cellule du cloître.

Une saillie coralline s'effrita sous son pied. Un cri de détresse s'échappa de ses lèvres. Déséquilibrée par le sac de déchets, aveuglée par sa sueur, elle n'eut pas le temps de se rabattre sur une nouvelle brise et sa jambe pendit dans le vide. Etonnée par la passivité du serpent de corail, elle jeta un rapide regard sous son aisselle. Elle se rendit compte qu'il avait disparu. Absorbée dans ses pensées, elle avait oublié de prêter une oreille attentive aux déplacements du grand reptile. La voie était libre. Soulagée, elle recouvra instantanément ses réflexes de thutâle. Elle répartit le poids de son corps et du sac sur les trois prises restantes, releva calmement sa jambe libre et, du pied, explora les reliefs de la paroi.

Elle dévala sans encombre les cent derniers mètres qui la séparaient de la plateforme individuelle de liaison, une surface plane et circulaire d'une largeur de deux mètres mue par un P.T.S.F., un générateur utilisant la technologie des superfluides.

« Eh bien, tu pourras te vanter de nous avoir fait peur ! » s'exclama Alaki, la responsable du quart.

La plateforme volante d'Oniki, revêtue de la robe droite et blanche des thutâles, s'immobilisa près du quai du pylône principal. Les sœurs de quart, groupées près de la bouche de l'ascenseur, l'attendaient depuis plus de trente minutes et elles avaient commencé à envisager le pire. Oniki coupa le contact, sauta sur le quai, jeta le sac de déchets dans la benne suspendue et rejoignit ses compagnes, toutes habillées des mêmes robes empesées et blanches. Utilisées ou non, les combinaisons de travail restaient soigneusement pliées dans les vestiaires, une salle excavée dans le cœur du pylône et située dans le prolongement du quai.

« Un serpent, s'excusa Oniki avec un petit sourire contrit. Il m'a bloqué le passage... »

Alaki fronça les sourcils.

« Si longtemps ? Ce n'est pas dans leur habitude... »

Oniki haussa les épaules. La sueur collait le tissu de sa robe sur ses épaules, sa poitrine et son dos. Elle avait la désagréable sensation de mariner dans un bain poisseux et tiède.

« Il faudra en parler aux matrions, reprit Alaki. Les serpents sont peut-être en train de modifier leur comportement. Allons-y maintenant. Nous sommes déjà très en retard... »

Elles s'engouffrèrent dans l'ascenseur dont la cage, comme le vestiaire, avait été directement creusée dans le corail du pylône, beaucoup plus dense que celui des grandes orgues. Le trajet prenait environ dix minutes, dix minutes pendant lesquelles les thutâles demeuraient muettes, les yeux dans le vague, comme si elles répugnaient à briser le silence des hauteurs, à trahir les secrets que leur avaient confiés la lumière et le vent, leurs seuls compagnons de quart.

La traversée du pont de pierre jeté entre la base du pylône et le port de Koralion constituait peut-être le meilleur moment de la journée. D'une part, elle offrait aux recluses l'opportunité de contempler la ville, d'admirer les élégantes constructions blanches à colonnades qui se pressaient sur la colline surplombant la baie, de s'extasier devant le spectacle des bulles-lumière qui flottaient au-dessus des larges avenues, d'observer les passants qui flânaient sur les trottoirs... Elle leur permettait d'autre part de contempler les résultats de leur œuvre : c'était grâce à elles que chantaient les grandes orgues, que soufflaient les vents de hautain, que s'évacuaient les gaz carboniques, que jaillissait la lumière ruisselante des étoiles Xati Mu et Tau Xir. Grâce à elles que la vie suivait son cours sur la planète Ephren... Les vagues ourlées d'écume de l'océan noir Gijen, autre vestige de la strate aquatique qui avait autrefois recouvert la planète, les colonnes de lumière qui tombaient des grandes orgues, qui apportaient clarté et chaleur, qui paraient l'étroit espace aérien de somptueuses teintes bleues ou rouges, les visages rieurs et les cheveux ondulants des badauds, les frondaisons des grands arbres, les fleurs, les fruits, tout cela justifiait leur renoncement à la vie de femme, leurs incessantes parties de cache-cache avec les serpents géants des hauteurs et leur claustration dans le bâtiment du Thutâ. Elles prenaient conscience qu'elles ne se sacrifiaient pas en vain, que sans elles, indispensables gardiennes du bouclier de corail, agiles prêtresses de la lumière et du vent, Koralion, la capitale peuplée de trois millions d'âmes, et les quelque deux cents cités mineures du continent se transformeraient inexorablement en villes mortes.

Les premiers colons, guidés par l'explorateur Manul Ephren, avaient d'abord employé des automates pour le récurage des tuyaux, mais les robots, si perfectionnés fussent-ils, s'étaient rapidement avérés moins performants que les humains, que les femmes en particulier, d'une légèreté, d'une sensibilité et d'une adresse incomparables. Autant de qualités qui avaient entraîné la création du corps de nettoyage du Thutâ et la promulgation de la loi filiaque, obligeant chaque famille ephrénienne à confier sa deuxième fille au cénacle des matrions.

Les vents du large, chargés d'embruns, fouettaient le visage et la chevelure dénouée d'Oniki. Ses pieds nus foulaient énergiquement les pavés humides du pont. Elle n'avait qu'une hâte : regagner sa cellule du cloître et s'enfermer avec le prince ténébreux qu'elle avait découvert allongé, évanoui, dans le jardin. Sans s'en apercevoir, elle avait pris de l'avance sur le groupe éparpillé de ses sœurs. La responsable de quart accéléra le pas, la rattrapa et l'agrippa par le bras.

« Tu marches bien vite... »

Oniki se retourna et soutint sans ciller le regard soupçonneux d'Alaki.

« Je suis fatiguée et je souhaite me reposer », répondit-elle d'une voix sèche.

Cette explication ne satisfaisait visiblement pas Alaki, une thutâle expérimentée qui s'occupait d'un tuyau majeur du tamis central des grandes orgues.

« Je ne te reconnais plus, Oniki, murmura rapidement la responsable de quart. Il y a encore quelques jours, tu étais la sœur la plus gaie de ce quart et il aurait presque fallu t'arracher de ce pont tant le panorama de Koralion te ravissait. Aujourd'hui, lorsque je t'observe, je ne vois plus que le fantôme d'Oniki, je vois une ombre, une jeune fille aux yeux tristes qui semble porter toute la misère de l'univers sur les épaules... »

Les mèches grises d'Alaki, balayées par les bourrasques, tiraient un rideau ajouré et mouvant sur son visage parsemé de rides. Si les serpents de corail l'épargnaient, elle irait bientôt rejoindre les rangs des matrions, les anciennes nettoyeuses chargées de l'enseignement et de l'administration du Thutâ. Les rires et les éclats de voix des autres sœurs ponctuaient de leurs notes allègres la symphonie des grandes orgues.

« Eh bien, Oniki, que t'arrive-t-il ? »

Oniki pencha la tête vers l'avant et fixa obstinément ses pieds pour dissimuler les larmes qui jaillissaient de ses yeux.

« Tu ne veux pas me répondre ? A ton aise... Sache cependant que les nettoyeuses dépressives sont les proies favorites des serpents de corail. La nature élimine en priorité les éléments faibles. Les serpents te paraissent peut-être monstrueux, mais, à leur manière, ils sont justes. Ils n'attaquent jamais les thutâles bien dans leur peau et dans leur tête... Tu as des problèmes avec ton cycle menstruel ? »

Oniki secoua lentement la tête.

« Peut-être devrais-tu cesser momentanément de prendre les herbes thutâliques... Peut-être as-tu besoin de te vider de ton sang de femme, de prendre une longue période de repos... Peut-être devrais-tu demander à être affectée dans le corps du service communautaire...

— Non ! »

La responsable de quart, comme frappée par le cri de détresse d'Oniki, se recula instinctivement d'un pas.

« Je te comprends, reprit doucement Alaki après un moment de silence. Tu n'es pas faite pour t'occuper des besognes ménagères et rester confinée dans le Thutâ... Tu ressens l'appel des hauteurs, tu aimes les caresses du vent de hautain, de la lumière et de la chaleur célestes sur ton corps... A moi aussi, l'ivresse des grandes orgues va me manquer... »

Adossée au parapet du pont, elle avait levé son visage vers le bouclier de corail. Il ne lui restait plus que deux mois avant d'être intronisée chez les matrions et elle ressentait déjà la nostalgie des cimes coralliennes. Elle serait bientôt un papillon à qui l'on aurait arraché les ailes, une rampante clouée au sol, une fleur qui se fanerait en quelques mois dans le clair-obscur permanent du cloître. Elle observa distraitement les aquasphères de pêche qui bondissaient de crête en crête à la manière des grandes araignées d'eau. Les gigantesques pylônes de soutènement, d'une couleur rouille tirant sur le brun, distants les uns des autres d'environ une lieue, étaient les troncs élancés d'une forêt majestueuse qui s'étendait à l'infini. C'était une autre corporation, le Pulôn, qui s'employait à surveiller leur usure, à les consolider au besoin par l'adjonction massive de mousse synthétique. L'effondrement d'un seul de ces « pieds des orgues » aurait eu des répercutions catastrophiques sur l'équilibre écologique d'Ephren.

« Mesure ta chance et ressaisis-toi avant qu'il ne soit trop tard, reprit Alaki. Les regrets viendront bien assez tôt... »

Oniki acquiesça d'un bref mouvement de menton puis, pressée d'échapper au regard inquisiteur de la responsable de quart, alla se fondre dans le groupe pépiant de ses sœurs.

Le cœur battant, Oniki se glissa dans la cellule. Comme elle en avait pris l'habitude ces trois derniers jours, elle avait au préalable attendu que ses sœurs de quart aient entièrement déserté le couloir. Elle ne tenait pas à ce qu'une indésirable s'introduisit inopinément chez elle au moment où elle ouvrait la porte.

Elle tira le verrou et jeta un coup d'œil sur le lit. Son sang se figea. La cellule était vide. Elle eut beau fouiller du regard les murs et le carrelage blancs, se mettre à quatre pattes et regarder sous le petit lit de fer, ouvrir le placard de ses robes, se ruer dans la salle d'eau, écarter le rideau de la douche, elle dut se rendre à l'évidence : son beau prince avait disparu. Un léger creux sur le matelas, les fronces désordonnées de la couverture ainsi qu'une vague odeur de transpiration étaient les seules traces de son passage.

Oniki s'adossa à un mur puis se laissa choir sur le sol. Les yeux dans le vague, incapable de remettre de l'ordre dans ses idées, elle dériva sur une mer de sentiments tourmentés. Elle oscilla un long moment entre déception, abattement et frayeur. Elle présuma que les matrions avaient découvert son hôte clandestin à la faveur d'une inspection surprise des cellules. Elle n'avait pas omis de fermer la porte à double tour et de glisser les clés dans la poche intérieure de sa robe avant de se rendre au rassemblement de quart. La pièce ne disposait pas d'autre ouverture que la minuscule lucarne de la salle d'eau, par laquelle, même pour quelqu'un de très mince, il était impossible de se glisser. Si son énigmatique invité avait pu sortir, c'était qu'on était venu lui ouvrir. Elle se demanda pour la millième fois ce qui l'avait prise de transporter cet inconnu inanimé dans sa cellule au lieu de signaler sa présence aux matrions. Une impulsion irrésistible, folle, qui l'avait entraînée dans une spirale infernale de mensonge et de peur...

Comme tous les jours après le dîner, Oniki se promène dans le jardin intérieur du cloître. Elle aime être seule en ce moment magique où Xati Mu passe le relais à Tau Xir, où les rayons entremêlés des deux étoiles s'engouffrent dans les tuyaux des grandes orgues et ourlent les reliefs d'une subtile lumière mauve. L'une après l'autre, ses sœurs de quart se sont retirées dans leur cellule. Des senteurs capiteuses flânent dans l'air que berce une douce brise. Au détour d'une allée, Oniki remarque une forme bizarre sous les branches basses d'un rosalier jaune. Intriguée, elle s'en approche et distingue un homme allongé. Il semble dormir, la tête posée sur un bras replié. Elle jette des regards furtifs alentour, puis elle se penche sur l'intrus. Son visage brun, auréolé d'une chevelure noire et bouclée, mélange de force et de fragilité, de virilité et de grâce enfantine, l'émeut, la bouleverse. Il est vêtu d'une longue tunique, taillée d'une pièce dans une matière qui ressemble à de la soie sauvage, d'un pantalon bouffant noir et de sandales de cuir. Au premier abord, il paraît plongé dans un sommeil paisible, mais, en l'examinant attentivement, Oniki discerne le masque de peur, d'épouvante même, qui s'incruste en filigrane sur ses traits hâves et crispés. Ils expriment la même terreur que le visage livide de quelqu'un qui revient du pays de la mort, qu'une sœur, par exemple, qui a échappé de justesse au grand serpent de corail. Elle se demande par quel miracle il a pu pénétrer dans l'enceinte du cloître, dont le système d'alarme à identification cellulaire se met à hurler sitôt qu'un rôdeur s'aventure du côté de la grille magnétique. Perturbée, Oniki se relève. Cet inconnu éveille d'étranges sensations dans son corps, quelque chose qu'elle ne peut pas définir mais qui ressemble à un appel profond de sa nature de femme.

A une vingtaine de mètres de là, deux matrions se promènent sous les arcades, devisant à voix basse. Oniki pourrait les héler, mais elle a déjà arrêté sa décision et ses lèvres restent obstinément closes. Bien qu'elle soit parfaitement consciente de la folie qu'elle s'apprête à commettre, elle refuse de se rendre aux arguments de sa raison. Elle attend que les silhouettes des deux matrions aient disparu à l'angle du jardin, s'accroupit, saisit le dormeur par un bras et une jambe et le hisse sur ses épaules. Il ne pèse pas plus lourd qu'un sac de lichens coralliens. Depuis l'âge de ses sept ans, âge auquel les deuxièmes filles des familles ephréniennes rejoignent le centre de formation du Thutâ, c'est la première fois qu'elle touche la peau d'un homme. Ce contact prolongé ravive le souvenir de l'odeur et de la tiédeur des bras de sire Arten Wahrt, ce père aimé et aimant qui n'a pas su retenir ses larmes lorsque est venue l'heure de la séparation d'avec son « petit oiseau-fleur ». Chargée de son précieux fardeau, Oniki s'engouffre sous les arcades dont elle longe le mur intérieur. Son cœur affolé tambourine dans sa poitrine, l'empêche de détecter d'éventuels bruits de pas. Elle gagne sans encombre le couloir des cellules. Là, un cliquetis caractéristique la fait sursauter. Il lui faut encore parcourir le couloir sur une bonne partie de sa longueur et une porte s'entrebâille quelque part devant elle. Le souffle régulier de l'homme lui effleure la base du cou. Paniquée, pétrifiée, elle cherche désespérément une cachette mais les murs lisses n'offrent aucun abri de fortune. Un bras sort de la cellule, une main hésitante se pose sur la poignée ronde, la porte se referme lentement. Soulagée, Oniki décide de jouer son va-tout. Elle ne prend plus aucune précaution, elle franchit les derniers mètres en courant et ses pieds nus claquent sur les dalles de pierre. Elle réussit à se barricader dans sa cellule avant que quelques sœurs, alertées par ce brusque vacarme, ne sortent dans le couloir et ne viennent aux nouvelles. Adossée à la porte, essoufflée, Oniki les entend s'interpeller, se demander à grand renfort de rires laquelle d'entre elles a le feu au derrière pour détaler de la sorte...

Des coups sourds tirèrent brutalement Oniki de ses rêveries. Elle eut l'impression que son cœur s'échappait de sa cage thoracique.

« Sœur Oniki ! Sœur Oniki ! Vous êtes convoquée dans la salle d'audience des matrions ! »

Glacée d'effroi, elle demeura prostrée contre la cloison, les yeux rivés sur le carrelage comme si elle contemplait les fragments de son rêve brisé. Elle ne grimperait plus jamais dans les grandes orgues, elle serait jugée et condamnée par le cénacle des matrions, elle serait promenée comme une criminelle dans les rues de Koralion, elle serait bannie pour toujours sur l'île de Pzalion, elle passerait le reste de son existence en compagnie des criminels, des malades mentaux, des prostituées et de ses sœurs pécheresses... Des larmes lui roulèrent sur les joues lorsqu'elle pensa à l'immense chagrin qu'elle causerait à son père. « Dépêchez-vous, sœur Oniki ! » La mort dans l'âme, elle s'essuya les joues d'un revers de manche, se releva, se dirigea vers la porte et fit coulisser le verrou. Deux permades, des permanentes administratives identifiables à leurs robes grises et au voile amidonné dont elles se recouvraient les cheveux, s'engouffrèrent dans la pièce et détaillèrent Oniki d'un air à la fois étonné et outré.

« Comment ? Vous ne vous êtes encore ni changée ni lavée ! grommela l'une.

— Vous savez pourtant qu'une fois votre quart achevé, vous devez vous tenir toujours prête aux convocations des matrions », renchérit l'autre.

Et leurs mains de voler vers le vêtement d'Oniki, qui se recule de deux pas.

« Je suis encore capable de me changer seule ! »

Les bras des deux permades, intimidées par les lueurs farouches qui dansaient dans les yeux de la nettoyeuse, se figèrent en vol.

« A votre aise, mais faites vite ! »

Oniki se déshabilla, ouvrit le placard et déplia une robe propre. Les regards lourds des permades lui brûlèrent la poitrine et le ventre. L'administration et l'entretien des bâtiments étaient le lot des thutâles jugées inaptes au nettoyage des tuyaux. L'admiration qu'elles vouaient à leurs sœurs des cimes coralliennes, en particulier à leurs corps athlétiques et hâlés, se transformait souvent en envie, parfois en haine. Les permades, limaces blanches et grasses, éprouvaient les pires difficultés à se mouvoir, ne pensaient qu'à se gaver et se vengeaient de leur disgrâce en jouant les délatrices zélées auprès des matrions.

A peine Oniki eut-elle enfilé la robe que ses deux accompagnatrices la saisirent par le bras et la tirèrent sans ménagement dans le couloir.

Deux étranges personnages se tenaient dans la salle d'audience des matrions. L'un était assis au centre du cénacle, sur le fauteuil normalement réservé à la doyenne. Une sorte de collant pourpre lui enserrait la tête, coiffée d'un ridicule chapeau carré, et soulignait l'aspect anguleux, sévère, de son visage. Une ample cape mauve, fermée au col par une broche en forme de croix, enveloppait son corps. Oniki ne distinguait pas les traits du deuxième invité, enfouis dans un profond capuchon noir. Elle percevait seulement l'énergie maléfique, terrifiante, qui se dégageait de lui. La présence de ces deux hommes dans l'enceinte du cloître l'intrigua. Avaient-ils un rapport avec son bel inconnu ?

« Approchez, sœur Oniki... »

D'un pas mal assuré, la nettoyeuse s'avança vers les matrions, installées dans les travées qui surplombaient le fauteuil de la doyenne. Elle remarqua qu'elles avaient revêtu leurs tenues officielles, des robes roses ornées d'étoiles de corail. Elle vit également que leurs fronts étaient soucieux, qu'elles jetaient de fréquents et anxieux coups d'œil en direction de l'homme vêtu de pourpre et de violet. Qui était-il donc pour que les matrions, elles si jalouses de leurs prérogatives, consentent à lui offrir le fauteuil de la doyenne ? Un honneur qu'elles avaient refusé pendant des siècles aux représentants successifs de la direction collégiale d'Ephren.

« Nous vous avons convoquée, sœur Oniki, pour que vous nous entreteniez de votre mésaventure avec le grand serpent de corail lors de votre quart de nettoyage », déclara une matrion.

Il fallut une bonne minute à Oniki pour s'imprégner des paroles de son interlocutrice. Elle s'était tellement attendue à être clouée au banc de l'infamie et les réflexions à double sens des permades l'avaient confortée dans cette idée qu'elle n'osait croire qu'on l'avait mandée pour un motif aussi anodin.

« Le serpent vous a coupé la langue, sœur Oniki ? reprit la matrion d'un ton agacé. Eh bien, parlez ! Le cardinal d'Esgouve, ici présent, souhaite se faire une opinion de votre travail... »

L'homme agrippa les accoudoirs du fauteuil, se pencha vers l'avant et examina la jeune femme dont les longs cheveux dénoués se répandaient en ruisseaux noirs et brillants sur les épaules et le haut de la robe.

« Votre protégée me paraît bien timide pour une demi-déesse ! murmura-t-il d'une voix trempée dans le fiel.

Nous n'avons jamais considéré les sœurs comme des demi-déesses, Votre Grâce, intervint la matrion.

Peut-être, mais le peuple ephrénien leur voue un culte assimilable à une religion ! De plus, dans le Code des devoirs religieux et civiques, le Kreuz proscrit formellement le célibat et la vocation religieuse des femmes.

Les Ephréniens leur témoignent seulement une reconnaissance et une affection sincères, Votre Grâce. Si elles s'arrêtaient de grimper, ne serait-ce que quelques jours, dans les grandes orgues, les lichens envahiraient le corail, l'oxygène ne se renouvellerait pas et...

Nous ne parlons pas des mêmes choses, coupa sèchement le cardinal. Notre sainte Eglise ne remet pas en cause la qualité de leur travail, mais l'adulation malsaine dont elles sont l'objet. Et le Saint-Siège de Vénicia m'a chargé de déterminer si cette vénération est compatible avec le Verbe Vrai, avec la révélation du Kreuz... Parlez-nous donc de ce serpent, mademoiselle... »

Oniki releva la tête et fixa le prélat, dont les yeux clairs, presque blancs, glissaient sur elle comme des ombres. Son intuition lui souffla que le plus dangereux de ces deux représentants de l'Eglise kreuzienne n'était pas le cardinal, malgré l'arrogance qu'il s'ingéniait à déployer, mais le spectre statufié derrière le fauteuil, enseveli dans les innombrables plis de son vêtement noir. Elle présuma qu'il s'agissait d'un Scaythe d'Hyponéros, l'un de ces êtres aux terrifiants pouvoirs télépathiques dont elle avait vaguement entendu parler, comme la majorité de ses sœurs du Thutâ.

« D'habitude, les serpents de corail fuient la lumière et ne font que traverser les tuyaux, dit-elle d'une voix qu'elle s'efforça d'affermir. Mais celui-ci s'est immobilisé sous moi et a attendu un long moment avant de déguerpir. Je suis restée bloquée environ une demi-heure...

Et vous ne pouviez pas bouger ? demanda le cardinal.

Au moindre mouvement, il se serait jeté sur moi.

Vous ne l'avez donc pas vu...

Nous ne nous servons pas de la vue pour détecter les mouvements des serpents de corail, mais nous sommes entraînées à écouter, à ressentir leur présence... »

La silhouette noire se pencha sur le cardinal et lui murmura quelques mots à l'oreille.

« Vous menez une existence bien dangereuse, mademoiselle... A votre avis, pourquoi vous oblige-t-on à prononcer des vœux de chasteté ? »

Une bulle d'inquiétude gonfla dans les entrailles d'Oniki.

« Parce que notre tâche mobilise toute notre énergie...

Une réponse trop banale pour être honnête, mademoiselle. La chasteté est un sacrifice que l'on exige généralement des prêtres.

Votre Grâce, la chasteté des sœurs du Thutâ relève uniquement de l'intérêt professionnel ! protesta une matrion. Dans les grandes orgues, l'efficacité dépend de la vigilance. Des mères de famille pourraient-elles affronter les serpents de corail ? Leurs enfants, leur mari ne les dissuaderaient-ils pas de se consacrer exclusivement à leur tâche ?

Voilà pourquoi nous préconisons de remplacer les thutâles par des machines, ma dame. Les machines n'ont pas de famille et ne suscitent aucun culte.

Nos ancêtres ont utilisé des automates. Votre Grâce. Mais ils se sont rapidement aperçus que le nettoyage des tuyaux s'accommodait mieux de l'intervention humaine.

Un argument irrecevable, ma dame ! Vos ancêtres ont été contraints d'abandonner l'usage des machines à la suite de la loi d'Ethique H.M... Comme, d'ailleurs, toutes les humanités de l'univers recensé. Ce n'était pas l'efficacité des robots que l'on remettait en cause, mais on craignait l'hégémonie de l'intelligence artificielle. Xaphox, notre inquisiteur, a compulsé les archives d'Ephren et constaté que le Thutâ a été créé en l'an 7034 de l'ancien calendrier standard. L'année, précisément, où a été promulguée la loi universelle d'Ethique H.M. Aujourd'hui, les humanités maîtrisent parfaitement l'intelligence artificielle et n'ont donc plus à redouter ses effets. »

Les matrions se consultèrent du regard. Elles comprenaient à présent que l'Eglise kreuzienne saisirait le moindre prétexte pour dissoudre le Thutâ. Cela faisait cinq ans que le nouvel Ang'empire avait annexé Ephren. Les armées impériales n'avaient éprouvé aucune difficulté à vaincre la fantomatique armée locale. Située aux confins de l'espace colonisé, protégée par son bouclier de corail, Ephren n'avait connu aucune invasion, aucune guerre, aucune révolution depuis l'installation des premiers colons de Manul Ephren. Aussi les gouvernements collégiaux qui s'étaient succédé tout au long des siècles n'avaient pas jugé nécessaire de mettre sur pied et d'entretenir une armée de métier. De plus, l'écologie de la planète était totalement incompatible avec l'utilisation de canons à longue portée ou de boucliers magnétiques, dont les vibrations auraient provoqué d'irréparables lésions dans les grandes orgues.

« Votre Grâce, devons-nous déduire de vos paroles que vous envisagez de démanteler le Thutâ ? »

Le cardinal se retourna vivement et posa son regard délavé sur l'intervenante, une vieille matrion du nom de Muremi.

« Pas immédiatement, ma dame. Il nous faut d'abord concevoir et fabriquer des automates qui s'adaptent aux exigences particulières du bouclier de corail. Nous devrons prévoir ensuite une période de transition, pendant laquelle vos sœurs accompagneront les automates et surveilleront leur travail. Comme vous le voyez, nous restons encore très dépendants de vos compétences. Mais je suppose qu'après sa mésaventure avec le serpent de corail, cette demoiselle meurt d'envie de se reposer et j'aimerais lui poser une dernière question avant de la renvoyer dans ses appartements. Une rumeur prétend que vous travaillez en l'état animal de nudité dans les tuyaux des grandes orgues. Est-ce la vérité ? »

Aux regards suppliants que lui lancèrent les matrions, Oniki comprit qu'elle devait outrepasser la règle 11 du Thutâ, prohibant le mensonge et la dissimulation (règle qu'elle avait d'ailleurs largement violée depuis trois jours). La nudité ne posait aucun problème moral aux nettoyeuses du ciel, elle représentait seulement un surcroît de liberté et d'ivresse, elle permettait au corps de se nourrir de lumière et de vent. Il y avait certes de la sensualité dans la relation intime qu'entretenaient les thutâles avec les éléments, mais ce plaisir innocent faisait partie intégrante du travail de nettoyage des grandes orgues et jusqu'alors cet état de fait n'avait jamais offusqué personne.

« Nous mettons des combinaisons, murmura Oniki. Si nous ne les portions pas, nous nous blesserions sans cesse aux aspérités des tuyaux... »

Elle vit un immense soulagement se déposer sur les traits tendus des matrions. Le cardinal hocha la tête d'un air à la fois sceptique et satisfait.

« Vos paroles nous rassurent, mademoiselle. Je gage que si nous décidions d'effectuer une inspection dans les grandes orgues, nous ne surprendrions aucune de vos sœurs en état de péché. N'oubliez jamais que la nudité tire l'humain vers la bête, le plonge dans ces bas instincts que nous nous acharnons à combattre... Notre entrevue est terminée, mademoiselle. Vous pouvez vous retirer. »

Oniki s'inclina et sortit de la salle d'audience. Dans le vestibule, elle dut se contenir pour ne pas sauter et hurler de joie. Elle avait cru qu'elle ne ressortirait de cette pièce que pour être enfermée dans la cellule des proscrites. Jamais elle ne s'était sentie aussi vivante, aussi libre. Le ramage menaçant du cardinal d'Esgouve, cet oiseau de mauvais augure au plumage rouge et violet, ne parvenait pas à ternir son allégresse.

Les deux permades, qui l'attendaient dans le corridor, se précipitèrent sur elle et l'agonirent de questions. Elle prit un malin plaisir à presser le pas et à ne pas leur répondre. Ses accompagnatrices, essoufflées, suantes, n'apprécièrent guère cette petite revanche et abandonnèrent la poursuite à la première intersection. Ce n'est que lorsque Oniki arriva devant la porte de sa cellule qu'une question lui effleura l'esprit : si personne n'était venu ouvrir à son bel inconnu, comment avait-il fait pour sortir de sa prison ?

Le cardinal d'Esgouve et le Scaythe inquisiteur Xaphox, escortés de deux protecteurs de pensées, d'une vingtaine d'interliciers, de cinq missionnaires et d'un vicaire, regagnèrent le temple kreuzien (une demeure particulière que l'on avait réquisitionnée et transformée tant bien que mal en lieu de culte) par les ruelles étroites de Koralion. Trois kilomètres séparaient le bâtiment du Thutâ, construit à l'écart de l'agglomération, de la colline de quartz noir qui dominait le port. Le cardinal d'Esgouve, adepte de la marche à pied, n'utilisait le personnair de l'Eglise que pour aller inspecter les missions des cités mineures.

« Qu'avez-vous donc grappillé d'intéressant dans l'esprit de cette fille, monsieur l'inquisiteur ? » demanda le cardinal.

Le Scaythe marqua un temps de silence avant de répondre. Les rayons de Tau Xir tombaient en larges colonnes des grandes orgues et teintaient de pourpre les passants, les arbres, les murs et les trottoirs. Le vent de hautain jouait son inlassable et ensorcelante symphonie dans les tuyaux. Le cardinal d'Esgouve n'était pas encore parvenu à se défaire de la pénible impression que la masse sombre du bouclier de corail, cette étrange et basse voûte céleste qui ressemblait à une chevelure désordonnée, risquait à tout moment de s'effondrer sur Koralion et de les ensevelir sous des tonnes de polypes fossilisés. Les responsables du Pulôn lui avaient pourtant assuré que les pylônes de soutènement, y compris ceux que sapaient les vagues de l'océan Gijen, étaient constitués de manière à résister pendant des millions d'années.

« Elle vous a menti sur la question de la nudité... »

La voix métallique, impersonnelle de Xaphox fit sursauter le cardinal. Il ne s'habituait pas davantage à ce timbre vibrant qu'à la sensation d'étouffement, d'écrasement, que lui procuraient les grandes orgues.

« Vous ne m'apprenez rien, monsieur l'inquisiteur ! répliqua-t-il d'un ton sec. J'ai simplement voulu lancer un avertissement aux matrions... Je veux savoir pourquoi vous m'avez prié, lors de l'entretien, de retenir cette fille pendant quelques minutes supplémentaires.

Elle était sous le coup de la terreur lorsqu'elle est entrée dans la salle d'audience. Elle n'avait donc pas la conscience tranquille. J'ai vu l'image d'un homme dans son esprit. Un homme aux caractéristiques physiques différentes des Ephréniens...

Toutes les jeunes filles, même les thutâles, rêvent du prince charmant. Cette constante de la nature féminine donne raison à l'Eglise de les maintenir à l'écart des affaires religieuses.

Certes, Votre Eminence, mais tel n'est pas le cas de cette fille. Elle a recueilli et dissimulé cet homme dans sa cellule du cloître. Elle était persuadée que les matrions avaient éventé son secret et elle s'attendait à subir le châtiment de celles qui rompent leurs vœux de chasteté : l'opprobre public et le bannissement perpétuel sur l'île de Pzalion. »

Le cardinal s'immobilisa et fixa le Scaythe inquisiteur, dont les traits disgracieux et les yeux globuleux émergeaient de l'ombre du profond capuchon.

« Où diable aurait-elle recueilli cet homme ? Le bâtiment du Thutâ est tellement bien protégé qu'il est impossible de s'en approcher sans déclencher l'alarme... A moins de voyager par déremat et d'être directement rematérialisé dans l'enceinte du cloître... Et encore, le système d'identification cellulaire détecterait immédiatement la présence d'un intrus. N'avez-vous pas été victime d'une illusion télépathique, monsieur l'inquisiteur ?

Je ne crois pas, Votre Eminence. » Le Scaythe étendit le bras et désigna un immeuble proche. « Les souvenirs de cette fille étaient aussi palpables, aussi réels que ces murs, et elle se posait la même question que nous : comment cet homme avait-il pu forcer la clôture magnétique et échapper à l'identification cellulaire ?

Et vous, avez-vous des éléments de réponse ? »

Xaphox observa un nouveau temps de pause. Les protecteurs, les interliciers, les missionnaires et le vicaire se tenaient respectueusement à l'écart. Les rares badauds rasaient les murs et filaient sans demander leur reste. Les croix-de-feu dressées sur les trottoirs de l'artère principale de Koralion les dissuadaient de s'attarder dans les parages.

« J'ai beau faire le tour de toutes les probabilités, Votre Eminence, j'en reviens toujours à la même hypothèse, reprit le Scaythe. Et cette hypothèse se résume à ces quelques mots : guerrier du silence...

Ah non ! Non, pas vous, monsieur l'inquisiteur ! se récria le cardinal, oubliant les principes fondamentaux du contrôle A.P.D. Ne me dites pas que vous ajoutez foi à ce ramassis d'inepties ! »

Les missionnaires et le vicaire, surpris par ce brusque éclat de voix, tournèrent la tête en direction du prélat.

« Que prétendent les légendes, Votre Eminence ? argumenta calmement Xaphox. Les guerriers du silence voyagent sur leurs pensées et échappent à toute forme d'inquisition, aussi bien mentale que cellulaire...

Voyager sur les pensées ! s'esclaffa le cardinal. Une hypothèse farfelue dont, il y a douze années de cela, l'Académie impériale des sciences et techniques a démontré la totale absurdité... Le mental perturbé de cette fille vous a induit en erreur, monsieur l'inquisiteur. Les recluses ont cette particularité d'avoir une imagination féconde, de créer des univers illusoires... aussi réels que ces murs ! Je vous savais plus clairvoyant...

Peut-être avez-vous raison, Votre Eminence... »

Xaphox comprit qu'il ne servirait à rien d'insister.

L'attitude du prélat n'était après tout que la conséquence logique de la politique du sénéchal Harkot. Il contacta mentalement le Scaythe surveillant de faction sur le mirador à pensées à Koralion, paisible capitale d'une planète insignifiante, on avait jugé amplement suffisant de transformer la plus haute des tourelles du temple kreuzien en mirador à pensées et lui demanda de concentrer toute son attention sur une jeune thutâle du nom d'Oniki Kay. Le Scaythe surveillant, germe issu des échelons inférieurs, accéda sans le moindre état d'âme à la requête de son supérieur hiérarchique. Il ne restait plus à Xaphox qu'à ordonner à quelques mercenaires de Pritiv de se poster discrètement aux alentours du cloître.

L'eau tiède ruisselait sur le corps d'Oniki. Il lui arrivait fréquemment de rester plus de quinze minutes sous la douche, tant ses muscles, raidis par les longues escalades dans les tuyaux, appréciaient la tendresse émolliente de l'eau. Elle s'y abandonnait avec d'autant plus de volupté qu'elle avait cru être à jamais privée de ces délicieux instants de plaisir. Comme ceux qui avaient frôlé la mort de près, elle goûtait chaque seconde de son bonheur recouvré. Seul le souvenir vivace de son bel inconnu soulevait en elle des vagues de nostalgie qui se retiraient de son esprit en laissant une grève jonchée de regrets. Il était sorti de sa vie aussi mystérieusement qu'il y était entré, comme un voleur magnifique qui se serait introduit chez elle dans le seul but de lui dérober quelques moments d'intimité, quelques heures de sommeil.

Elle perçut soudain une présence de l'autre côté du rideau opaque. Elle ressentit la même oppression que lorsqu'un grand serpent de corail se déplaçait à quelques mètres d'elle. Inquiète, elle demeura quelques secondes sans bouger. L'eau crépitait sur sa tête, ses épaules et ses seins. Au bout d'un moment, la curiosité prit le pas sur la peur. Elle referma le robinet, enroula un drap d'éponge autour de sa poitrine et écarta le rideau.

La surprise la cloua sur place.

Il était revenu. Il se tenait dans l'embrasure de la porte de la salle d'eau. Vêtu de sa tunique fendue sur les côtés, de son pantalon bouffant et de ses sandales. Les joues mangées par une barbe de plusieurs jours. Des braises vives luisaient dans ses grands yeux noirs.

« Bonjour... »

C'était la première fois qu'il lui adressait la parole. Sa voix était chaude et grave. Des gouttes s'échappaient de la chevelure détrempée d'Oniki, s'écrasaient sur ses épaules.

« Vous avez pris de grands risques pour me venir en aide, poursuivit-il en esquissant un sourire. Sans vous, je ne serais peut-être plus en vie. Je tenais à vous témoigner ma gratitude...

Comment êtes-vous sorti ? Comment êtes-vous entré ? » balbutia Oniki.

Elle rencontrait les pires difficultés à redonner un semblant de cohérence à ses pensées. Il libéra un petit rire musical qui la fit frissonner de la tête aux pieds.

« Je vous enseignerai mon petit secret... si vous le désirez. »

Elle enjamba le rebord du bac, fendit l'épais nuage de vapeur et, le cœur battant, s'avança vers lui. Elle savait déjà qu'elle allait se donner à cet insaisissable seigneur, à cet homme dont elle ne connaissait même pas le nom. Elle se rendait compte qu'elle avait attendu ce moment toute sa vie. Les mots étaient dérisoires, inutiles. Elle desserra les pans du drap de bain, qui glissa délicatement sur ses hanches, sur ses jambes et se figea à ses pieds. Elle ferma les yeux, renversa la tête en arrière et ressentit une profonde jouissance à offrir son corps au regard ardent du prince de ses nuits d'insomnie.

Il s'approcha d'elle, la saisit par les jambes et les épaules, la souleva et la déposa sur le petit lit en fer. Il s'allongea à ses côtés, se redressa sur un coude et se pencha sur elle.

« Je suis ton premier homme ? »

Elle acquiesça d'un mouvement de tête.

« Nous sommes quittes, tu es ma première femme-Quel est ton nom ?

Oniki... »

La voix de la jeune femme n'était plus qu'un souffle, à la fois craintif et brûlant.

« Je ne puis te dire mon nom, belle Oniki. Non par manque de respect envers toi, mais parce que cela risquerait de t'attirer des... »

La bouche d'Oniki vola vers la bouche de son prince et la captura avec agilité avant qu'il n'ait eu le temps d'achever sa phrase. Leurs lèvres, leurs dents et leurs langues s'apprivoisèrent, s'épousèrent, déclenchèrent en elle des sensations autrement vertigineuses que les caresses de la lumière et du vent. Ses ongles impatients lacérèrent la tunique de soie sauvage, l'arrachèrent du torse et des bras de son partenaire. Leurs peaux et leurs sueurs se happèrent, se défièrent. Elle s'épanouit comme une fleur sous les caresses suaves des mains et des lèvres de son prince. Elle le griffa, le mordit, et le goût doucereux de son sang se répandit dans sa gorge. Elle n'était plus Oniki la thutâle, la recluse, mais une femme qui s'ouvrait au plaisir, qui tendait le bassin pour mieux accueillir le visiteur de passage, l'amant à la fois mystérieux et familier de ses désirs de toujours. Il entra avec beaucoup de douceur en elle, comme s'il hésitait à froisser les pétales de sa féminité. L'épée de chair qui la transperça était d'une dureté de pierre, d'une délicatesse de soie et d'une fragilité de cristal. Elle ressentit la subtile vibration de son hymen qui se brisait, de cet ultime lambeau de l'enfance qui s'effilochait. Puis il pesa de tout son poids sur elle. Ecrasée, le souffle coupé, elle eut l'impression d'être fendue en deux par l'implacable épée, et jamais blessure ne lui parut aussi délicieuse. Elle noua les jambes sur le dos de son seigneur, les bras autour de son cou, et l'invita à plonger en elle jusqu'à la garde, jusqu'à ce que leurs os s'entrechoquent. Son corps flexible ployait comme un lichen céleste, ondulait comme un serpent de corail, vibrait comme un tuyau des grandes orgues visité par le vent. Un plaisir indicible, provenant du fond de ses entrailles, monta en elle comme une marée tumultueuse. Sa tête se balança d'un côté sur l'autre et de longs gémissements s'épanouirent dans les sillons de son souffle. Elle fut soudain ballottée par une vague d'une puissance inouïe. L'épée de son prince se tendit, se cabra puis se brisa en elle. Elle se sentit ensemencée, inondée, perdit tout contrôle sur elle-même et bascula dans un gouffre où plus rien d'autre n'existait que la pulsion fondamentale de la vie. Lorsqu'elle revint à elle, elle rencontra les yeux attentifs et le sourire tendre de celui qui l'avait si pleinement rendue femme. Elle lui rendit son sourire et se redressa pour l'embrasser. Mais cette fois-ci, elle ne parvint pas à emprisonner sa bouche.

Il s'était brusquement détourné, tendu, comme une bête aux abois. Il fixait la porte de la cellule.

« On vient ! » chuchota-t-il.

Il se releva et se posta à côté du lit. Oniki, brusquement dégrisée, s'assit en tailleur et prêta l'oreille. Elle perçut d'infimes frôlements dans le couloir. Sa respiration se suspendit.

« Je dois partir, belle Oniki. Je reviendrai. Quoi qu'il arrive, garde toujours l'espoir. Garde toujours l'espoir... »

Il enfila rapidement son pantalon, sa tunique en lambeaux, et laça ses sandales. Le regard affolé d'Oniki se posa sur le verrou. Elle avait oublié de le tirer.

« Garde l'espoir... »

La porte s'ouvrit dans un fracas de tonnerre. Deux hommes s'introduisirent dans la cellule. Des masques blancs et rigides dissimulaient leurs visages. Des triangles entrecroisés et argentés ornaient le plastron de leurs uniformes gris. Sous leur manche retroussée brillaient les rails d'un lance-disques greffé dans la peau de leur avant-bras.

« Bouge pas ! » hurla une voix filtrée par la fente buccale du masque.

Saisie, Oniki ne songea même pas à se voiler le corps avec un pan de drap. L'un des deux hommes masqués s'engouffra dans la salle d'eau tandis que l'autre maintenait la jeune thutâle en joue.

Une exclamation de dépit fit vibrer la cloison de séparation.

« Bon Dieu ! Il s'est volatilisé !

Comment ça, volatilisé ? protesta l'homme embusqué au pied du lit.

Disparu ! Le Scaythe avait raison : ce gars-là est un sorcier ! Dis aux femmes qu'elles peuvent entrer. Il n'y a plus aucun risque... »

Deux matrions pénétrèrent à leur tour dans la cellule. Leurs regards sévères, glacés, plongèrent immédiatement entre les jambes écartées d'Oniki. Elles virent la petite tache de sang sur le drap, les cuisses souillées de leur jeune sœur, ses lèvres gonflées, les multiples rougeurs, griffures et morsures sur ses seins, son ventre et ses épaules. Une matrion s'approcha lentement du lit et gifla Oniki, dont les cils s'emperlèrent de larmes.

Tout le cloître est réveillé. Une agitation inhabituelle règne sur le jardin des arcades où grouillent matrions, permades et nettoyeuses, essaim bruissant, surexcité. La rumeur de la folie d'Oniki s'est répandue comme une traînée de poudre.

La fautive, qu'on a affublée de la robe rouge d'infamie, est offerte à la vindicte de ses sœurs. Quatre permades particulièrement mauvaises, quatre limaces dont la haine suinte par tous les pores de la peau grasse, la promènent dans les allées bordées de rosaliers. Pour une sœur qui reste interdite, choquée, désemparée, dix autres font pleuvoir insultes et crachats sur Oniki. Les matrions se sont retirées pour délibérer dans la salle d'audience. L'issue des débats ne fait aucun doute, mais elles se doivent de respecter les formes.

Le traitement auquel les thutâles soumettent Oniki n'est qu'un petit avant-goût de ce qui l'attend dans les rues de Koralion. Elle sera exposée dans une cage grillagée pendant toute une journée de Xati Mu sur les places et les trottoirs de la capitale ephrénienne. De longues heures durant, elle devra affronter la colère et le mépris de toute une population.

Oniki ne regrette rien. Son prince a échappé aux hommes masqués de blanc, c'est tout ce qui lui importe. Elle se raccroche de toutes ses forces au souvenir de sa peau, de ses bras puissants, de ses mains ensorcelantes, de ses yeux noirs, de sa bouche au goût de miel. Une odeur d'amour l'enveloppe qui veille sur elle comme une ombre. De temps à autre, elle jette un regard triste sur les grandes orgues, la carapace naturelle de la planète Ephren. Elle ne grimpera plus dans les tuyaux, elle n'entendra plus le chant du vent de hautain, elle ne verra plus les pinceaux de lumière effleurer les entrelacs des polypes fossilisés, les boules de lichens accrochées aux parois... Ce monde, son monde, s'écroule.

Elle distingue le visage hiératique d'Alaki au milieu des masques grimaçants qui l'entourent. Elle croit deviner un sourire de tendresse sur les lèvres de la responsable de quart.

Soudain, les vantaux de la porte principale du cloître, qui donne directement sur les arcades du jardin intérieur, s'ouvrent et livrent passage aux thutâles du troisième quart. Elles entrent d'habitude par une porte dérobée, comme toutes les nettoyeuses, mais il règne une telle confusion sur le cloître que la permade préposée aux ouvertures s'est probablement trompée de levier. Les sœurs, surexcitées, courent dans tous les sens, se pressent autour des arrivantes et, à grand renfort de gestes et de grimaces, tentent de leur expliquer la situation.

Les vantaux se referment lentement. Oniki distingue les lointaines lumières de la ville, les veines sombres des rues, le gouffre noir de l'océan Gijen. Une brutale impulsion la traverse. Elle bouscule les quatre permades qui l'escortent, les envoie rouler sur les fesses, fend les groupes épars des nettoyeuses et court en direction de la porte principale. Alertées par les glapissements des permades empêtrées dans les plis de leurs robes, plusieurs sœurs tentent de barrer le chemin à la fugitive. Mais Oniki ne ralentit pas l'allure. Elle percute les gêneuses de plein fouet et les renverse comme des enquilles sur les cailloux blessants de l'allée, sur l'herbe des pelouses, dans les buissons épineux des rosaliers.

Les larges vantaux sont sur le point d'opérer leur jonction. Oniki accélère l'allure, se jette dans l'étroit espace libre. Son épaule heurte durement une arête de bois mais, bien que déséquilibrée, elle parvient à passer avant d'être broyée par les lourds battants mécaniques.

Elle court sans s'arrêter jusqu'au pont de pierre qui relie le continent au grand pylône. Quelques passants lui décochent des regards soupçonneux. Les rayons bleu pâle de Xati Mu relèvent peu à peu les lueurs mourantes de Tau Xir.

Oniki franchit le pont et se rue dans l'ascenseur du cœur du pylône. Essoufflée, en sueur, fébrile, elle appuie sur le poussoir de montée. Elle se débarrasse de sa robe dans l'ascenseur, avant même qu'il ne se soit immobilisé à hauteur du quai des plates-formes de liaison.

Elle ne prend pas le temps d'admirer le fantastique panorama qui se déploie au pied du pylône, les collines ventrues et noires, les taches blanches des constructions, les points scintillants des bulles-lumière, les rivières sombres des rues, l'arrondi de la baie, les colonnes de lumière bleues et rouges qui frappent l'océan Gijen... Elle saute sur une plateforme, enfonce du pied la manette du générateur P.T.S.F. La petite surface métallique s'ébranle et vole sous le moutonnement rouille des grandes orgues. Oniki la dirige vers le tamis central. Il lui faut connaître, au moins une fois dans sa vie, la griserie de l'escalade dans un tuyau majeur.

Elle choisit le plus grand, un cylindre de plus de vingt mètres de diamètre qu'on appelle Opus Dei (seuls les tuyaux du tamis central ont été jugés dignes de recevoir un nom). Le nettoyage d'Opus Dei requiert les attentions conjuguées de trois thutâles expérimentées. Les lichens venus du ciel, attirés par la gravité d'Ephren, forment parfois de véritables buissons et contraignent les nettoyeuses à accomplir une dizaine d'aller et retour pour vider leurs sacs, pleins à craquer, dans la benne suspendue.

Oniki se penche sur le tableau de bord enchâssé dans le métal, coupe le moteur et presse le bouton d'ancrage. La plateforme s'immobilise au cœur de l'imposant fleuve de lumière qui s'écoule d'Opus Dei, puis s'élève au ralenti pour permettre à son occupante d'agripper les premières aspérités de corail.

Oniki se hisse à la force des bras dans la gigantesque bouche du tuyau. Elle lève la tête. Elle est immédiatement saisie, presque écrasée, par la perspective fuyante de ce tunnel majestueux et rectiligne qui s'envole vers le ciel. Le troisième quart vient tout juste de s'achever et pourtant elle repère les premières formations de lichens, des filaments blanchâtres accrochés aux parois concaves et giflés par le vent de hautain. Il se passe environ une heure entre deux quarts de nettoyage, une heure que mettent à profit les déchets célestes pour envahir les grandes orgues. Le travail de récurage ne souffre aucun retard, aucune exception, aucune relâche. Les thutâles ne prennent pas de vacances et s'arrangent pour ne jamais tomber malades.

Oniki entame son escalade. Il lui faut un certain temps d'adaptation car, dans les tuyaux mineurs qu'elle a l'habitude de gravir, les parois sont suffisamment resserrées pour lui permettre de grimper en crabe, les bras et les jambes en croix. Parfois même, ils ne sont pas plus larges que ses épaules et les seuls points d'appui de ses genoux suffisent à la maintenir en équilibre. Mais Opus Dei la contraint à progresser à la verticale, à choisir soigneusement ses prises. Le moindre effritement des saillies peut s'avérer fatal. Le vent de hautain, irascible, ne lui facilite guère la tâche. Il souffle par violentes bourrasques et libère à pleine puissance son ululement grave, caverneux, déchirant de nostalgie.

Deux heures sont nécessaires à Oniki pour atteindre le sommet du tuyau majeur. Elle entend sous elle les cris des thutâles du quatrième quart. Elle n'a nul besoin de regarder en contrebas pour deviner qu'elles se sont lancées à sa poursuite.

Xati Mu brille de tous ses feux au-dessus d'Ephren, pare la voûte céleste de stries et de rosaces turquoise, lapis-lazuli, indigo, mauves. Les derniers mètres du tuyau se révèlent les plus difficiles à franchir. L'intense lumière bleue aveugle Oniki, les lichens se font épais, résistants, visqueux, la température s'élève de manière brutale et les doigts empoissés de la jeune femme glissent sur les aspérités brûlantes.

Elle agrippe le bord supérieur du tuyau et, dans un ultime effort, se juche sur le toit du bouclier. Là, elle reste un long moment recroquevillée sur elle-même, reprend son souffle. Elle viole la règle 17 du Thutâ qui interdit formellement aux nettoyeuses de se promener au sommet des grandes orgues. Les matrions estiment que le poids et les mouvements saccadés d'une seule d'entre elles suffiraient à provoquer des lésions en chaîne dans l'entrelacs de corail. Oniki s'en moque : elle n'en est plus à une violation près. Tutoyer le ciel l'emplit d'une extase comparable à celle qu'elle a éprouvée lorsqu'elle a rompu sous les assauts de son prince.

Elle perçoit tout à coup une présence sournoise, rampante, dans son dos. C'est maintenant que se joue sa vie, et pourtant aucune angoisse ne vient l'étreindre. Elle fait quelque chose qu'elle ne devrait jamais faire en de telles circonstances : elle se lève et se retourne pour braver le serpent.

Le grand reptile n'est pas seul.

Ils sont une dizaine qui se faufilent entre les vagues figées de l'océan de corail, qui convergent vers elle. Certains mesurent plus de vingt mètres de long. Leurs yeux ronds lancent des éclats verts et scintillants, leurs longs corps annelés dessinent des arabesques furtives et brillantes.

Oniki écarte les bras, secoue la tête et exécute quelques mouvements de défi.

Les serpents n'attaquent pas. Ils se rapprochent, se disposent en cercle autour d'elle, se figent et la regardent danser. Car c'est à une véritable danse que se livre maintenant Oniki. Nue, cheveux au vent, ornée de ses seules perles de sueur, elle danse pour son bel inconnu, elle danse son bonheur de femme, elle danse l'amour.

Lorsque les thutâles du quatrième quart se hissèrent à leur tour sur le toit du bouclier, elles eurent l'immense surprise d'y découvrir leur jeune sœur en transe, auréolée de lumière bleue, entourée d'une dizaine de grands serpents de corail qui, dressés sur leur queue, ondulaient au rythme langoureux du vent de hautain.

CHAPITRE VII

Si ta maison a brûlé,

Si tu ne sais pas où aller.

Si ta femme t'a trahi,

Si on t'a tout pris,

Va voir le viduc,

Va voir le viduc.

Si ton pays est envahi,

Si les tiens sont partis,

Si les prêtres t'ont banni,

Si les démons t'ont saisi,

Va voir le viduc,

Va voir le viduc.

Si le jeu t'a ruiné,

Si les phices [1]t'ont spolié,

Si ton corps est blessé,

Si même la vie t'a lâché,

Va voir le viduc,

Va voir le viduc.

 

Le viduc Papironda

Peut sûrement quelque chose pour toi...

 

Chanson populaire des mondes Skoj, traditionnellement attribuée au grand badour Pat Kouton.

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